Sous-titrée “Conte Fantastique” lors de sa première publication dans la revue L’Artiste en août 1831, Le Chef-d’œuvre inconnu apparaît la même année dans les Romans et contes philosophiques. Partons ensemble à la découverte de l’une des nouvelles les plus célèbres et les plus commentées d’Honoré de Balzac, un auteur français du 19e siècle.
Résumé détaillé de Le Chef-d’oeuvre Inconnu d’Honoré de Balzac
I – Gilette
L’histoire commence un matin de décembre en 1612 où Nicolas Poussin, un jeune peintre, ouvre la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins à Paris et demande si maître Porbus est présent. Une vieille femme acquiesce et l’homme grimpe l’escalier. Hésitant, il arrive à entrer grâce au vieux maître Frenhofer.
En arrivant dans l’atelier de maître Porbus, le regard du jeune peintre se porte sur une peinture, celle de Marie l’Égyptienne, un tableau commandé par Marie de Médicis. L’homme n’est pas le seul à examiner la peinture. Maître Frenhofer exprime son opinion au maître Porbus. Il trouve que la femme ne vit pas. Bien que maître Porbus ait pu peindre en respectant les lois de l’anatomie, il trouve la femme “froide comme du marbre”, il estime que le “sang ne court pas sur cette peau d’ivoire”. Face à l’incompréhension de Porbus, le maître Frenhofer estime que maître Porbus a hésité entre deux systèmes : le dessin et la couleur. En effet, il lui reproche d’avoir voulu imiter des peintres de renom tels qu’Holbein et Titien ou encore Albrecht Dürer et Paul Véronèse. Toutefois, il juge que son dessin est faux. Il lui rappelle que “la mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer”.
Nicolas défend la peinture de maître Porbus. Les deux maîtres remarquent la présence du jeune peintre qui, jusque-là, ne prêtaient attention qu’à la peinture. Nicolas se présente et maître Porbus lui tend un crayon rouge et du papier afin qu’il puisse leur montrer ce qu’il vaut. Voyant que Poussin n’est pas un amateur, Frenhofer décide de peindre afin de leur démontrer pourquoi il critique la peinture de Porbus. En quelques coups de pinceau, il arrive à insuffler la vie à cette femme devant le regard admiratif de Poussin et de maître Porbus.
Maître Frenhofer s’arrête et invite les deux compagnons à venir déjeuner chez lui. Frenhofer explique qu’il essaie de peindre une œuvre depuis presque dix ans, “La Belle Noiseuse“, qui monopolise son art. À chaque fois qu’il croit qu’il est presque sur la fin, il prend conscience qu’il n’arrive pas à atteindre la perfection absolue qui représente, pour lui, son idéal artistique.
Frenhofer n’a qu’un seul objectif, celui de représenter la beauté féminine dans toute sa perfection, cela l’obsède. Toutefois, pour réussir une telle prouesse, il lui faudrait trouver le modèle parfait et cela n’est pas une mince affaire.
Poussin finit par rentrer chez lui à la rue Harpe. Il y rejoint la femme qu’il aime, Gillette. Cette dernière lui explique qu’elle ne veut plus poser pour lui, car lorsqu’il le fait, ses yeux ne lui disent plus rien. Il la regarde, mais son amour semble absent. Poussin lui demande si elle accepterait qu’il peigne d’autres femmes, Gillette lui répond qu’elle y consent si elles sont laides. Poussin lui propose de poser pour maître Frenhofer afin qu’il puisse terminer son œuvre. Il lui explique qu’étant un vieillard, il ne pourra voir que la femme parfaite qu’elle incarne.
II – Catherine Lescault
Trois mois plus tard, Maître Porbus retourne voir le maître Frenhofer qui prétend vouloir se rendre dans plusieurs pays (Turquie, Grèce, Asie) pour découvrir enfin le modèle parfait qu’il lui faut. Maître Porbus lui suggère de prendre pour modèle Gillette, la compagne de Poussin, qui incarne la perfection à la condition qu’ils puissent voir son œuvre une fois qu’elle est terminée. Maître Frenhofer refuse la proposition lui expliquant que cette œuvre, cette femme, représente toute sa vie.
Poussin entre dans la pièce avec Gillette. Quand il voit à quel point le maître Frenhofer, regarde attentivement sa bien-aimée, il se surprend à être jaloux. Gillette consent à poser pour le maître Frenhofer. Quand celui-ci les invite enfin à venir voir cette fameuse œuvre, son travail de longue haleine, les deux peintres se demandent s’ils ne se moquent pas d’eux. En effet, ils ne voient rien hormis une petite partie d’un pied sublime perdu dans un amas absurde de couleurs. Face à leurs critiques, maître Frenhofer prend congé de ses convives et les amène en direction de la porte de son logis : “Adieu, mes petits amis” seront ses dernières phrases.
Le lendemain, Porbus apprend que maître Frenhofer s’est suicidé en brûlant toutes ses œuvres.
Présentation des personnages
- Maître Frenhofer est d’abord présenté comme “le vieillard”. C’est un peintre solitaire qui vit sa passion de façon exclusive et exaltée. Il est à la recherche du modèle parfait pour représenter la perfection qu’il recherche tant. Dans sa peinture, il est à la recherche de l’absolu. Pour lui, représenter, c’est créer au sens propre du terme, soit “donner” la vie”. En cherchant absolument la perfection, il s’éloigne de son art, créant une œuvre qui ne représente qu’un pied sublime perdu dans une ébauche de couleurs.
- François Porbus (Franz Porbus), incarne la figure du peintre académique et le maître Frenhofer le qualifie de “copiste”. Ce personnage représente Porbus le Jeune (1570-1622) qui est un peintre ayant réellement existé. Il est connu pour ses célèbres portraits de Henri IV.
- Nicolas Poussin est le “jeune homme” au début de l’histoire. Il se présente comme un néophyte avide de s’initier aux arcanes de la peinture. Il désire tellement découvrir les secrets de la peinture qu’il néglige son amour pour Gillette.
- Gillette est la maîtresse de Poussin. C’est une femme jeune et naïve qui incarne la perfection. Elle est ce fameux modèle que Frenhofer a recherché toute sa vie pour peindre “La Belle Noiseuse”.
- Catherine Lescault est la création du maître Frenhofer. Elle est surnommée “La Belle Noiseuse”. Le vieux maître est complètement épris de son tableau. Il est amoureux de cette femme fictive, qui partage sa vie depuis dix années et qui lui restera fidèle à jamais.
- Marie L’Égyptienne est une invention de Balzac. C’est un tableau fictif réalisé par Porbus. Frenhofer le retouche et Poussin le copiera. Cette peinture est destinée à Marie de Médicis.
- Mabuse est un peintre flamand réel disposant d’une maîtrise inégalée de l’art qui, dans la nouvelle de Balzac, aura pour seul disciple Frenhofer.
Analyse de l’œuvre
La structure du récit
Le récit se compose de deux chapitres :
I – Gilette qui représente la femme réelle ;
II – Catherine Lescault qui représente la femme peinte.
I – Gilette
Ce premier chapitre s’étale sur une seule journée que nous pouvons diviser en quatre :
- Le moment où Poussin arrive dans la rue du maître Porbus, et ce, jusqu’au moment où il finit par entrer avec maître Frenhofer dans l’atelier de Porbus. Ce passage est l’occasion d’opposer maître Frenhofer et Poussin sur tous les plans (âge, vestimentaire, attitude, etc.).
- L’atelier de Porbus est l’occasion pour Balzac de décrire l’espace de travail du maître en utilisant le clair-obscur que l’on retrouve dans les peintures. C’est également l’occasion pour l’auteur de réaliser une critique de l’art en utilisant la voix de Frenhofer qui examine le tableau de Marie l’Égyptienne. Un tableau que Frenhofer finira par corriger pour montrer comment on peut insuffler de la vie à une œuvre picturale.
- Au logis de Frenhofer nous permet d’en savoir un peu plus sur le ressort dramatique de l’histoire. Frenhofer travaille depuis dix ans sur une œuvre qu’il n’arrive pas à finir. Il est en quête de “l’introuvable Vénus”, une femme qui incarnera la perfection. Porbus présente et critique Frenhofer qui est à mi-chemin entre la folie et le génie.
- La chambre de Poussin est l’occasion de connaître Gillette. Balzac oppose l’amour et l’art en les définissant comme antagonistes.
Catherine Lescault
Bien que ce chapitre s’étale sur deux journées, tout se déroule au même endroit : la maison de Frenhofer. Nous pouvons distinguer quatre étapes dans ce chapitre :
- Porbus propose à Frenhofer d’utiliser Gilette afin qu’elle pose pour lui. Porbus lui rappelle les termes du marché : qu’ils puissent voir son œuvre une fois le tableau achevé. À ce stade, nous avons également une analogie de Frenhofer entre la passion artistique et l’amour.
- L’arrivée de Poussin et de Gillette renforce l’antagonisme entre art et amour. Poussin se montre jaloux regrettant “d’avoir sorti ce beau trésor de ce grenier”. Toutefois, son regard est trop vite captivé par une peinture, ce qui exaspère sa bien-aimée qui finit par accepter de poser pour Frenhofer.
- L’arrivée des personnages dans l’atelier de Frenhofer permet d’intégrer un nouveau personnage à cette nouvelle : Catherine Lescault. Bien que celle-ci soit fictive, elle “prend vie” grâce à Gillette. Du moins, c’est ce que pense Frenhofer.
- Le dénouement est focalisé sur l’échec de l’art qui oppose la perception de Frenhofer sur son œuvre et la réalité perçue par les deux autres peintres. Il a tellement voulu créer quelque chose de parfait qu’il s’est complètement perdu. L’échec de l’amour repose sur le mépris qu’à Gillette pour son bien-aimé. L’échec est clairement explicité par Gillette à travers cette phrase : “Tue-moi […] Je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise. Je t’admire et tu me fais horreur. Je t’aime et je crois que je te hais déjà.”. Le dénouement entraîne également le suicide de Frenhofer. Sa mort reste toutefois ambiguë. Est-il mort, car il n’a pas supporté son échec ou s’est-il donné la mort pour se punir d’avoir osé révéler sa toile ?
La symbolique du titre
Balzac propose un titre mystérieux qui, avec l’adjectif “inconnu”, peut se lire de différentes façons. Pour qu’une œuvre picturale soit considérée comme un chef d’œuvre, elle doit d’abord être reconnue or ce n’est pas le cas avec cette peinture de “Catherine Lescault” que Fronhofer cherche à dissimuler aux yeux des petits curieux. Durant tout le récit, le lecteur attend impatiemment de pouvoir découvrir cette œuvre que Frenhofer prend le soin de cacher.
D’autre part, on peut lire “inconnu” dans le sens de “méconnu”. Ce qui signifie que les deux peintres, Porbus et Poussin, ne peuvent voir la peinture comme un chef-d’œuvre, car ils l’analysent sans abandonner leurs préjugés. Fronhofer serait alors vu comme un précurseur dont l’art qu’il propose n’est pas perceptible sur l’instant. Elle est “illisible”, car ce n’est pas “un chef-d’œuvre pour tout le monde”, comme peut l’être Marie L’égyptienne, c’est une œuvre qui s’extirpe des codes traditionnels.
Trois peintres, trois femmes
Dans son ouvrage, Le Chef-d’œuvre Inconnu, Balzac nous parle de trois peintres qui correspondent à trois femmes :
Marie L’égyptienne (Porbus) qui représente une femme vendant son corps au batelier afin de traverser le fleuve pour se rendre à Jérusalem. Cette peinture est destinée à Marie de Médicis.
Catherine Lescault (Frenhofer) est la femme peinte qui est censée prendre vie grâce à la perfection de Gillette. De la même façon qu’”un joaillier qui ferme ses tiroirs”, Frenhofer recouvre d’une étoffe sa femme peinte.
Gillette (Poussin) est la seule femme en chair. Elle incarne la perfection. Pour Poussin, c’est un “
beau trésor de son grenier”. Toutefois, il n’hésite pas à l’échanger afin de voir la Belle Noiseuse étant intimement convaincu que cette œuvre lui permettra de s’initier aux arcanes artistiques.
Dans cette œuvre de Balzac, l’échange du corps vivant contre le corps peint symbolise clairement l’opposition entre la vie et l’art. Gillette a peur de se perdre dans la peinture, elle se sent menacée d’autant plus qu’elle a l’impression que l’amour de son bien-aimé pour les œuvres picturales est beaucoup plus grand que l’amour qu’il éprouve pour elle. Lorsque Frenhofer laisse à Poussin et Porbus l’occasion d’admirer enfin son œuvre, tous les regards sont accaparés par Catherine Lescault tandis que Gillette est “oubliée dans un coin”. L’art prime donc sur le vivant jusqu’à ce que Poussin, se rendant compte que le tableau ne représente rien, se tourne enfin vers sa bien-aimée.
La dimension fantastique dans l’œuvre de Balzac
L’ouvrage de Balzac s’ouvre sur l ‘atelier du maître Porbus. Nous avons donc à faire à un cadre réaliste toutefois, l’apparition du mystérieux vieillard apparaît comme un événement troublant. Le jeune homme, qui n’est autre que Poussin, croit percevoir chez ce vieil homme “quelque chose de diabolique”. En omettant de dire les noms de ses personnages dès le début, Balzac inscrit son œuvre dans une dimension fantastique pour entretenir une certaine forme de mystère. Cela est intentionnel, car le peintre est vu comme un personnage fantastique. Poussin n’a qu’une seule idée en tête : découvrir les secrets des mystères de la peinture et pour cela, il est prêt à échanger sa femme. Cet échange n’est pas sans rappeler une certaine forme de “pacte avec le diable”. Ce pacte est renforcé quand Poussin regarde Frenhofer retoucher le tableau de Porbus et qu’il croit apercevoir “dans le corps de ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré de l’homme”. Pour Balzac, le fantastique et l’art sont étroitement liés.
Les mythes dans Le Chef-d’oeuvre inconnu
Dans son ouvrage, Balzac use de nombreuses références empruntées à la mythologie antique afin de représenter le drame de la création artistique.
- Le mythe de Protée où l’art devient une voie d’accès à la vérité.
- Le mythe de Pygmalion est clairement représenté dans cet ouvrage de Balzac. De la même façon que Pygmalion est tombé amoureux de sa statue, Frenhofer tombe amoureux de sa “Catherine Lescault” avec laquelle il partage sa vie depuis dix années. À la différence de Pygmalion, Frenhofer ne pourra pas compter sur Aphrodite pour abolir la frontière entre l’art et la vie. Toutefois, il aspire à conquérir la “beauté céleste”.
- Le mythe de Prométhée où l’artiste tente de se mesurer avec Dieu en essayant de recomposer le monde et le perfectionner. Il y a une dimension prométhéenne de l’art où les artistes essaient de rivaliser avec Dieu par l’acte de création.
- Le mythe d’Orphée est symbolisé par la volonté de Frenhofer de descendre en Enfer pour y ramener la vie “Comme Orphée, je descendrais dans les Enfers de l’art pour en ramener la vie.”
Le Chef-d’œuvre inconnu apparaît comme un récit faustien où Frenhofer conçoit l’art comme une connaissance diabolique. La description qui est faite de ce vieillard s’inscrit dans une dimension fantastique. L’échange de Gillette par Poussin afin de découvrir ce chef-d’œuvre inconnu peut s’apparenter à un “pacte avec le diable”.
L’écriture de Le Chef-d’œuvre inconnu d’Honoré de Balzac se caractérise par son ambiguïté ainsi que son intensité. Bien que cette nouvelle soit brève, elle repose sur :
- Une stratégie du secret tant sur le nom des personnages qui sont donnés tardivement ou les mystères liés à l’art de façon générale.
- Une structure dramatique symbolisée par cette quête illusoire de rechercher à tout prix la perfection. Une quête qui se solde par un échec par Frenhofer. Mais peut-on considérer qu’il a vraiment échoué ou a-t-il réalisé une peinture ancrée dans un courant précurseur ?